Beyrouth : “Une catastrophe à l’image d’un pays qui s’effondre”
Le 4 août, la capitale libanaise a été dévastée par une double explosion provenue d’un stock de nitrate d’ammonium entreposé dans le port. Une centaine de morts et près de 4000 blessés sont recensés pour l’instant. Sur place, Vincent Gelot, directeur de l’Oeuvre d’Orient au Liban, réagit à cette catastrophe qui frappe un pays déjà éprouvé par une crise profonde.
Quelle est la situation à Beyrouth au lendemain de la double explosion ?
C’est la sidération. Tout le monde est sous le choc. Les gens comptent leurs morts, les disparus, les blessés, les dégâts. C’est un cauchemar. J’habite sur les hauteurs de Beyrouth, à 8 km du centre de l’explosion : les vitres étaient explosées, mon bureau en charpie... Heureusement que je n’y étais pas. J’accueille chez moi un couple d’amis qui ont perdu leur maison. Tout le monde connaît des gens qui ont été blessés. Du côté de l’œuvre d’Orient, nous allons faire le point avec nos différents interlocuteurs et avec les responsables d’hôpitaux, tenus par des congrégations. Je sais déjà qu’une Fille de la Charité iranienne, sœur Sophie, est décédée. L’évêque maronite de Beyrouth est blessé. La directrice de l’hôpital du Sacré Cœur, sœur Anne Sauvé, m’a dit que les morgues et les urgences étaient pleines.
Le Liban n’avait vraiment pas besoin de ça. C’est la descente aux enfers.
Avez-vous ressenti la déflagration ?
J’étais à l’ambassade de France quand ça s’est passé, à 4 km du port, en train de finaliser le fonds d’aide aux écoles chrétiennes francophones annoncé par Emmanuel Macron en début d’année. Il y a 400 écoles chrétiennes au Liban. C’était l’aboutissement de plusieurs semaines de travail. Il y a eu une première déflagration puis une seconde. Nous avons tous été plaqués au sol, les faux plafonds nous sont tombés dessus. Nous avons tous cru à un attentat ou à une attaque. Une alarme nous criait dans les oreilles « Alerte agression ! ». Avec le groupe de personnes, on a rampé jusque dans les toilettes au centre du bâtiment. Puis on est sortis et on a appris l’explosion. Il y a eu toutes les versions : attaque israélienne, accident... On était sous le choc, les gens étaient en larmes.
L’explosion a touché le port, cœur économique de la capitale, dans un contexte de crise politique et sociale profonde depuis l’automne, à laquelle s’est ajoutée la crise du Covid-19. Quelles vont être les conséquences ?
C’est catastrophique. C’est une crise dans la crise. Le taux de pauvreté est de plus de 50% et le chômage de 35%. La monnaie se déprécie de façon ahurissante. Le pays n’a plus d’argent, l’État est en faillite. Les pays occidentaux conditionnent leur aide à des réformes mais rien n’a été fait, comme l’a rappelé le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian en visite au Liban fin juillet. Le fonds aux écoles chrétiennes francophones faisait partie de ces petites choses pour faire face à la crise. Aujourd’hui, il y a un vrai élan de solidarité mais il va falloir que l’aide apportée soit bien ciblée pour qu’elle ne génère pas de corruption. Le Liban n’avait vraiment pas besoin de ça. C’est la descente aux enfers.
Ce cataclysme ressemble à un coup de grâce…
Oui, mais il y a des responsabilités. Cette situation n’est pas due à une malédiction du Liban. Est-il normal qu’un stock de plus de 1000 tonnes de nitrates d’ammonium soit stocké dans une zone juste en face du centre ville ? Cette catastrophe est à l’image d’un pays qui s’effondre.
Nous lançons aussi un appel aux dons en toute urgence pour soutenir les hôpitaux.
Le modèle politique confessionnel est pointé comme un système perverti. Quelle place pour les communautés religieuses selon vous ?
Dans le cadre du soulèvement populaire entamé le 17 octobre, des gens demandent la fin du système confessionnel mais ce n’est pas la majorité. Le mouvement est une contestation contre la classe politique qui dirige le pays. C’est une colère contre les personnes à la tête du pays et la corruption avant d’être une remise en cause du système. Les chrétiens sont allés dans la rue pour demander la démission du président Aoun, lui-même chrétien. On est dans un pays où il n’y a pas d’électricité, aucune protection sociale. C’est un peu le Far West. Les plus pauvres en pâtissent. Aujourd’hui, le Liban paie la note des dernières années.
Quel peut être le rôle des chrétiens et de l’œuvre d’Orient dans ce contexte ?
Les chrétiens jouent déjà un rôle à travers leurs écoles qui jouent le brassage religieux et social. Ce sont des établissements où l’on parle de citoyenneté et de laïcité. Il va falloir faire en sorte que ces écoles ne ferment pas car elles sont en faillite. Depuis 5 ans, l’Etat ne paie plus la scolarité dans les écoles dites semi-gratuites, tenues par des congrégations religieuses. A Beyrouth, après cette catastrophe, il va maintenant falloir les reconstruire. Nous lançons aussi un appel aux dons en toute urgence pour soutenir les hôpitaux, qu’ils puissent sauver des vies, des blessés comme des malades du Covid-19.
Comment le Liban va-t-il pouvoir se relever ?
Dieu seul le sait. Il s’est toujours relevé dans son histoire. Les gens ont une résilience forte. Mais je suis en colère et inquiet. On voit le pays chuter et personne ne sait comment ça va finir.
Pour soutenir L'Oeuvre d'Orient : secure.oeuvre-orient.fr/soutenir
Lionel, volontaire de la DCC au Liban, nous témoigne des émotions vécues lors de la catastrophe.
Cela fait plus de 5 mois que je suis volontaire pour
l’association Anta Akhi qui accueille des personnes en situation de handicap.
Je vis de façon communautaire sur mon lieu de mission à Ballouneh qui est à 10
km à vol d’oiseau du port de Beyrouth qu’on aperçoit depuis le toit-terrasse de
la maison.
Vivre un volontariat est toujours une
expérience unique qui vous déracine et vous emporte dans une autre culture loin
de chez vous. Et cette terre étrangère devient pour un temps Votre pays.
Vous
vous y attachez, vous apprenez à aimer son peuple, vous partagez avec lui ses
joies, ses peines, ses difficultés et parfois aussi ses moments historiques. C’est
ce qui s’est passé hier.
Il est donc 17 h 50 ce 4 août quand une énorme déflagration a fait bouger
notre maison pendant quelques secondes, dans un grand bruit. J’ai d’abord cru à
un tremblement de terre mais un ami de Beyrouth m’a vite écrit sur Whatsapp ce
qu’il venait de se passer et j’ai découvert comme vous les images.
D’ordinaire, on a une magnifique vue sur Beyrouth d’ici, avec le port au
premier plan, mais un nuage blanc qui s’était accroché à Beyrouth depuis le
matin m’empêchait de voir la situation.
Nouvelles prises de toutes mes connaissances, collègues et amis, tout le
monde est sain et sauf. La sœur d’un collègue a été blessée mais ses jours ne
sont pas en danger. Trois de mes amis ont eu des dégâts chez eux, dont un assez
sévèrement. Vu les images, j’aurais imaginé bien pire.
Depuis l’accident, avec les résidents du foyer et leurs accompagnateurs
confinés pour cause de coronavirus, nous passons beaucoup de temps à regarder
les images avec sidération, les images des rues de Beyrouth sinistrées dont la
télévision nous abreuve.
Nous sommes en communion de pensée, en
solidarité, soudés dans la douleur.
Ce matin, un temps de prière a été aménagé pour que chacun puisse tourner
son cœur vers le Liban. Un moment fort de mon expérience où j’ai pu sentir la
force de notre union de pensées.
Notre amour pour ce pays nous fait ressentir une grande tristesse. Ce
peuple déjà éprouvé par les guerres, par la menace permanente d’un nouveau
conflit avec Israël, par une crise socio-économique reposant sur une classe
dirigeante corrompue, par le coronavirus qui ne fait que s’amplifier, est
désormais dévasté. Tout est à reconstruire, et le port va être en tout ou
partie inopérant pendant des mois, ce qui ne va rien arranger à la flambée des
prix qui ont déjà été multipliés par 5 sur certaines denrées ! Un immense
grenier à blé a volé en éclat alors que le prix du pain a déjà augmenté de
façon considérable…
Et pourtant déjà, plus fort que ces sentiments parfois contradictoires qui
se mélangent se dégage une manière de réagir héritée du passé : la
résilience. Cette résilience qui trouve son ciment dans la fraternité, la
solidarité, l’humanité et la générosité dont sait faire preuve ce peuple. Toujours,
les libanais savent affronter le pire avec courage à continuer à vivre,
reconstruisant leur futur jour après jour, pierre après pierre, avec patience
et détermination.
A titre un peu plus personnel, je ressens une profonde tristesse : depuis
mon déconfinement qui n’a duré que quelques semaines (le Liban a été reconfiné
il y a peu), j’ai emprunté de nombreuses fois l’autostrade, cette route côtière
qui longe le Liban du Nord au Sud, une route vilaine, et polluée, bordée
d’immeubles, de commerces, de maisons souvent de mauvais goût. Mais à chaque
fois que je l’empruntais en regardant les jolies lumières sur le port de
Beyrouth – que je contemple d’habitude depuis la terrasse – je me disais :
quelle chance j’ai de vivre ce volontariat ! Désormais il ne va rester que des
décombres, des maisons éventrées, un peuple toujours aussi résilient mais en
colère, et surtout, en deuil…Mais de mon côté, il restera aussi mon soutien et ma détermination
à accomplir ma mission, ma façon à moi d’être résilient devant cette épreuve.
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